Entretien avec la réalisatrice



Comment l’idée vous est-elle venue de mettre en film l’histoire de claudiu crulic ?

L’histoire de ce garçon m’a fascinée dès le début. La façon dont il est mort : il s’est vu quitter ce monde, il a vu son corps s’en aller alors que son âme était encore là. Il est arrivé que lorsque je présentais dans les festivals mon film « Rencontres croisées » le film « Hunger » fasse lui aussi un grand circuit festivalier. C’était également l’histoire d’une mort par grève de la faim sauf que ça se passait dans une prison irlandaise. À ce moment-là, j’ai voulu abandonner le projet. « Hunger » était un film magnifique, en faire un autre sur le même thème semblait manquer un peu de sens. Pourtant, je n’ai pas pu m’en empêcher, j’ai mis en train la documentation qui elle aussi semblait un défi impossible : hostilités, réticences ici comme là-bas, informations difficiles d’accès dans un pays dont je ne connaissais pas la langue. et puis j’avais comme une impression de traîner un poids... Une histoire pénible. et pourtant, pendant tout ce temps-là j’ai eu le sentiment que ce film, je devais le faire. J’en avais le devoir. envers qui, je n’en sais rien. Mais je me serais sentie coupable si je ne l’avais pas fait. et j’aurais été coupable si, pour mon seul confort, j’avais laissé tomber le projet. « Les moldaves ont cette adorable auto-ironie »

Vous avez choisi d’en faire un film d’animation et non le classique documentaire, ce qui est assez surprenant. Pourquoi ce choix ?

Je suis partie de l’idée d’un docudrame dans lequel un journaliste, un personnage rencontrerait des personnes réelles, des témoins. Claudiu Crulic fournissait le prétexte à une analyse des dérapages qui se produisent au XXIe siècle dans une société soi-disant civilisée, peuplée d’individus qui ont accepté d’être les témoins passifs d’une mort lente, qui ont pu rester les bras croisés au lieu d’aider leur proche qui se mourait là, devant eux. Il y a eu quantité de ces témoins, venus des milieux les plus divers. Mais l’enfer qu’avait traversé Claudiu Crulic restait complètement inconnu, une espèce de vide autour duquel tournaient les autres, attentifs à ne pas se laisser entraîner dans le précipice... C’est alors que j’ai eu l’idée de l’animation : elle me permettait de recréer ce vide. L’animation te donne la liberté et j’en ai profité pleinement. L’utilisation de l’animation se justifi ait d’elle-même : comment quelqu’un de l’au-delà pourrait-il raconter autrement ? L’histoire du journaliste est devenue un scénario de film de fiction que je suis en train d’écrire avec Bogdan Mustata.

Malgré le tragisme des faits, le personnage crulic qui se raconte, le fait avec beaucoup d’humour voire avec chaleur, alors toi, le spectateur, tu n’as plus envie d’aller casser les vitres des consulats roumains. cela étant, quel est en fait le message du film ?

Je crois à la complexité : le doux-amer est bien plus fort que l’amer tout court. Qui plus est, si le film se cantonnait dans le drame, la tension deviendrait insupportable. Claudiu Crulic venait de la bourgade de Dorohoi : les Moldaves ont cette délicieuse auto-ironie qui leur vient de la sagesse. Claudiu n’aurait pu raconter son histoire s’il n’y avait mis ce détachement, cette distance, cette façon de faire contre mauvaise fortune bon coeur. Je ne crois pas à la colère, je ne voudrais pas qu’après avoir vu mon fi lm on aille casser les vitres des consulats roumains. Ce que je veux, moi, c’est que les types derrière les vitres se sentent coupables, se reconnaissent comme tels du moins par devant eux-mêmes. Une culpabilité purificatrice. Je crois aussi que le film est un spectacle : je veux que les hommes s’en réjouissent, qu’ils pleurent et qu’ils rient et ensuite… qu’ils soient meilleurs. Qu’ils en aient envie, du moins.

Comment êtes-vous tombée sur Vlad ivanov et sur son « doux parler moldave » qui est devenu celui de crulic ?

Vlad est originaire de Botosani, une ville proche de Dorohoi. et il est un comédien fabuleux. Il tournait en espagne quand je lui ai fait parvenir le texte et lorsque je l’ai entendu le lire la première fois j’ai su que Claudiu Crulic c’était lui. Vlad m’a dit la même chose : il a senti qu’il était Claudiu Crulic, c’est ce qu’il m’a dit.


 
  Dans un premier temps vous avez eu d’infinies difficultés de financement. Pensez-vous qu’il y avait des magouilles politiques là-dedans ?

Je pense que dans le monde où nous vivons les décisions sont surtout économiques et non politiques. Ne voyez-vous pas que dans ce monde qui est le nôtre, la politique n’est qu’un prête-nom pour les intérêts économiques ? Une façade transparente ? Je pense que, politiquement parlant, il est impératif que le film soit financé. Un Roumain est mort en état d’arrestation préventive dans un pays étranger, un ministre des Aff aires Étrangères a présenté sa démission à la suite de cette aff aire. Politiquement parlant, c’est un sujet à financer. Le hic c’est que dans le cinéma je représente une minorité : en Roumanie, le monde du cinéma est un monde macho. Après toutes ces années où j’ai fait aussi opérateur cinéma, je puis affi rmer sans me tromper que la misogynie, dans ce milieu-là, est on ne peut plus réelle. Je représente une minorité. Au début j’ai ressenti beaucoup d’amertume en voyant que les fonds alloués au cinéma étaient une chasse gardée où je n’avais pas ma place. Je continue à croire que le projet fera son chemin et qu’il avancera, poussé par l’énergie qu’on lui a injectée. Le bien triomphera, « toutes les meufs y savent que le bien triomphera », pour citer tamango, notre chanteur-étoile tzigane.

Le geste suprême de claudiu crulic qui a décidé de faire la grève de la faim jusqu’au bout pour prouver son innocence est rarissime dans le monde d’aujourd’hui. Comment se fait-il qu’il soit passé presque inaperçu, qu’il ait fallu que cet homme meure pour qu’il devienne « un cas » ?

C’est, probablement, en premier lieu, parce que tout s’est passé pendant sa détention. Vous, moi, nous voyons dans son geste un type d’héroïsme peu commun dans notre société. Mais j’ai rencontré des individus qui, lorsqu’on leur en parlait, haussaient les épaules en disant : « C’est de sa faute ! et d’abord, pourquoi a-t-il refusé de se nourrir ? » - ce qui voulait dire, en fait, « le connard ! Il ne l’a pas volé » ou encore « Mais enfi n, il avait un casier ! », c’est-à-dire « C’est bien fait pour lui ! C‘était un voleur ! » car il faut savoir que Claudiu Crulic avait déjà été en arrestation préventive en Pologne, comme suspect. Quoi de plus facile que de faire l’amalgame ! Casier ou pas, Crulic était d’abord un homme. Les coupables à gauche, les innocents à droite, ce serait trop simple ! C’était un homme qui voulait se faire entendre et qui n’avait pour toute arme que son corps. C’était un homme qui avait besoin qu’on l’aide ! Les médecins de l’hôpital où il est mort (et où on ne l’avait amené que 16 heures avant la fin), Malgorzata Nocun, la journaliste qui a découvert l’aff aire l’ont bien compris, comme vous et moi. Pour le reste, la lâcheté, la peur, l’indiff érence ont joué pour étouff er l’histoire. et puis, il y a eu les institutions qui, en voulant se protéger, ont tout fait pour enterrer son cas, pour le rejeter dans l’anonymat.

Crulic était roumain, il était émigrant. Le Roumain, et surtout le Roumain émigrant est-il regardé comme un type de catégorie B ?

Vous avez vu les cueilleurs de fraises quand ils rentrent au pays pour y passer les vacances ? Leurs visages tannés, vieillis avant l’âge ? Il y a dans leurs yeux une telle tristesse, une telle absence d’espoir. Bien sûr, il y a aussi les petits malins mais ceux-là aussi traînent un tel fardeau de tristesse et je le dis avec une grande tendresse.

Vous avez effectué une documentation. Avez-vous eu accès aux dossiers dressés par la police et le Parquet polonais ?

Oui, j’en ai reçu les photocopies et aussi le droit de les utiliser dans le film.

Pour vous, l’innocence de claudiu crulic ne fait pas de doute ?

Dans le cas pour lequel il a été arrêté le 10 septembre 2007, je suis persuadée qu’il était innocent.

Nos films commencent à traiter des sujets que nos autorités préfèrent occulter. Une oeuvre d’art peut-elle s’ériger en « procès » à la suite duquel les responsables soient obligés de payer ne serait-ce que pour l’incompétence ou l’indiff érence dont ils se sont rendus coupables ?

Nous payons tous pour nos faits et pour nos pensées. Mais d’habitude il est bien plus facile de montrer l’autre du doigt. Je pense que l’art doit régler les dérapages humains, qu’il doit nous restituer la normalité perdue, l’humanité perdue, ressusciter la compassion.



   
 
Presse
Sevanova | Agence de communication